vendredi 3 mai 2013

2034: Illange, morne plaine

(Le texte ci-dessous est le produit de mon imagination. Une similitude avec des personnages ou des faits ayant existé ne serait que pure coïncidence....)

(@DominiqueNauroy)


Serge s'épongea le front. En ce mois d'août 2034, il aurait pu tout aussi bien ne pas venir que personne ne s'en serait aperçu, sur ces hectares de hangars aujourd'hui quasiment abandonnés. Il n'y avait pas chinois qui vive, s'amusait-il devant cette immense zone fantôme sur laquelle il travaillait depuis vingt ans cette année. Un ami de son père cherchait un homme de confiance pas trop regardant pour intervenir en cas de besoin. S'il continuait à venir, c'est justement par fidélité à ce père qui n'y croyait pas, dans cette zone, mais qui ne voyait aucune autre raison d'espérer que la situation de l'emploi ne s'améliore dans cette Lorraine de gueules noires et de sidérurgistes livrés à eux-mêmes...

La situation s'était dégradée à toute vitesse il y a treize ans. Il s'en souvenait puisque les investisseurs et les promoteurs des débuts - bonnets blancs et blancs bonnets - avaient récupéré leurs billes précisément l'année où il avait décidé enfin de passer la bague au doigt de Cécilia, fille du cru dont il avait eu très tôt deux enfants. S'il devait perdre son emploi, ce n'était peut-être pas le moment de s'engager, avait-il pensé. Son père et son ami l'avaient rassuré sur la pérennité du site...

S'il avait su....

S'il avait compris...

S'il avait pris la peine de comprendre....

Il aurait tout de suite pigé, il en était sûr! Comment une zone en Chine grosse comme cinq fois la sienne et où le revenu moyen était quatre fois inférieur aurait pu avoir besoin des produits made in Lorraine? Qu'à l'époque, personne n'ait voulu dire d'où venaient les 150 millions d'euros de mise de départ, que l'on ait tant attendu avant de préciser les secteurs d'activités dans lesquels œuvraient ces sociétés chinoises qui devaient s'implanter à Illange, que le préfet, plus haute autorité de l'Etat sur place, ait boudé les premiers rendez-vous importants sur le chantier étaient autant d'aspects qui lui étaient passés par dessus la tête... Comme tant d'autres déçus de Mittal, fils de mineurs ou de métallos, et qui ne pouvaient pas aller chercher fortune dans ce Luxembourg où le secteur bancaire et financier était lui aussi menacé à terme, Serge cherchait un travail, une paye qui tombe régulièrement à chaque fin de mois, une famille aimante... Le reste n'était que guéguerre gauche-droite de vieux politicards au sourire fluoré et au costume cravate impeccable, bien décidés à survivre les uns aux autres alors que l'Etat avait un besoin vital de faire des économies et réduisait les strates de décisions locales.

Serge fut interrompu dans ses sempiternelles rêveries par un camion de triple vitrage.

- oh, Ping-Pong! Tu roules trop vite!, éructa-t-il en pure perte dans le brouhaha de l'autoroute voisine. "Ping-Pong", c'est l'expression que les quelques Lorrains qui avaient travaillé là utilisaient pour décrire leurs invités du bout du monde, comme ils auraient dit "Ducon la joie" au café du coin. Ils n'étaient pas si nombreux, les Lorrains, à avoir été embauchés dans ce qu'on présentait comme un eldorado... Pas capables de parler chinois, pas capables de se faire comprendre, pas formés au commerce, bref pas capables. Ils avaient donc vu arriver d'autres Européens plus malins leur prendre le pain de la bouche... Serge avait beau répéter à ses amis les plus virulents que le Front national n'était pas du tout la solution, nombre d'entre eux s'étaient fait avoir là aussi...

Le camion du jour lui rappela comment il avait compris la funeste mécanique qui s'était mise en place avant de se refermer comme un piège... Les  Chinois étaient venus assez modestement, observant le paysage pour être sûr d'avoir leur chance. Et ils étaient revenus avec leurs fenêtres trois fois moins chères. Quelques rapaces les avaient aidés a prendre des parts de marché. De plus en plus de parts de marché. Jusqu'à mettre un genou par terre des entrepreneurs locaux. Puis les deux. Les  Chinois avaient méthodiquement écumé toutes les zones où il y avait des ventes à faire jusqu'à saturation. Et puis, ces dernières années, ils avaient les uns après les autres déserté la Lorraine, y laissant l'industrie et le commerce en état de coma profond....

Les mains sur les hanches, Serge dodelina de la tête en regardant le camion s'éloigner. Dans sa guérite améliorée l'attendait "La vérité si je mens 3". En 2012, alors qu'ITEC Illange se préparait à accueillir ses premiers Chinois, le film avait fait rire toute la France. Il aimait le regarder aujourd'hui...

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